Histoire

Grève au Joint français. Le travail de l'historien

13 avril 1972. Sur le millier de personnes travaillant au Joint français en 1972, plus de 600 sont des ouvrières. Ici, trois ouvrières devant l'usine pendant la grève (©Elie Kagan / Collection La contemporaine LC_KAG_05327N_A17A).
13 avril 1972. Sur le millier de personnes travaillant au Joint français en 1972, plus de 600 sont des ouvrières. Ici, trois ouvrières devant l'usine pendant la grève (©Elie Kagan / Collection La contemporaine LC_KAG_05327N_A17A).

En 1970-1971, Roger Toinard, professeur d'histoire-géographie aujourd'hui retraité, est autorisé par la direction du Joint français à mener son travail de compilation et d'analyse dans l'usine, en vue de la rédaction de son mémoire de licence. De nombreux chercheurs et historiens s'appuieront sur ses recherches, aujourd'hui encore.

  • Roger Toinard, professeur d'histoire-géographie à Ploeuc-sur-Lié et à Saint-Brieuc, a compilé des données chiffrées sur le Joint français pour son mémoire de licence rendu en mai 1971. Son travail, Incidences socio-économiques d'une implantation industrielle récente. Le Joint français à Saint-Brieuc, est une étude détaillée des effectifs et de leurs caractéristiques. L'implantation de cette usine rue Ampère à Saint-Brieuc en 1962, n'a pas dix ans. Le portrait social auquel s'attelle le jeune Roger Toinard, étudiant en licence de géographie, est une somme dont la presse, les syndicats et nombre d'historiens se sont inspirés pour analyser le conflit. "J'ai sorti quelques petites informations qui ont beaucoup déplu au patronat du Joint français", se remémore-il aujourd'hui.

    Lors de son intervention aux deux Bistrots de l'histoire à Saint-Brieuc, en 2001 au Verdelet et en 2008 au Clemenceau, il se remémore que "la première manifestation est partie de l'atelier de boudinage, avec trois semaines de grève perlée. Et l'atelier de boudinage, c'étaient des femmes."

  • 3 000 fiches de salarié.es compilées

    L'historien se souvient parfaitement que cette grève avait commencé avant le 13 mars, date officielle du début du conflit. Il épluche en détail les 917 fiches du personnel, ainsi que celles de l'encadrement, en exercice au 1er janvier 1971. Pour faire bonne mesure, avec son épouse, il compile également les 3 300 fiches de personnes ayant travaillé dans l'usine entre 1962 et 1970. "L'arrivée du Joint français a été favorable pour Saint-Brieuc et sa région, car il a offert du travail à un contingent important de personnel féminin", reconnaît-il.

    "Le sujet de mon mémoire portait sur le phénomène de décentralisation d'une implantation industrielle, en m'appuyant sur l'exemple du Joint français. En plus de l'étude des fiches, j'ai interrogé environ une cinquantaine d'ouvriers et d'ouvrières. J'ai calculé les montants des salaires dans les fiches que j'avais établies, de manière anonyme, sur l'effectif des 917 personnes présentes à ce moment-là. Quand j'ai vu les écarts avec les ouvriers de l'usine du Joint français à Bezons (95), j'ai dit à mon directeur de mémoire : C'est de l'exploitation, ça va péter ! Je ne croyais pas si bien dire."

  • Un personnel surtout féminin et très jeune

    Dans son mémoire, s'il note que les couples et les enfants de même fratrie n'y sont pas rares, il indique que 64 % du personnel est féminin. Féminin, mais également très jeune puisque 64 % de ces femmes ont moins de 30 ans, dont une proportion importante de célibataires. La plupart (92%) ont un niveau scolaire de Certificat d'études primaires correspondant à l'instruction obligatoire (64 % des hommes). Si seulement 6 % des femmes ont un CAP, il est sans rapport avec leur activité (17 % des hommes, dont 13 % sans rapport avec leur activité).

    "L'usine enregistrait une forte rotation du personnel, remarquait encore Roger Toinard, puisque 34,5 % des personnes recrutées quittent leur emploi dans les 6 mois. J'avais aussi noté que 3 300 personnes avaient été embauchée entre 1962, année d'ouverture de l'usine, et 1971 lorsque j'ai fait mon étude. Il faut savoir que le Joint français a ouvert avec une centaine de salariés seulement."

  • Une vie d'usine irrespirable

    Pour l'historien, ce turn-over important est multifactoriel : "Pour une part des salariés, l'usine est une variable d'ajustement saisonnière, par exemple avec une activité touristique type hôtellerie ou restauration, ou avec une activité agricole… ; pour une autre part, la vie d'usine est irrespirable, surtout pour des gens qui ont l'habitude du grand air, et le Joint français a la réputation de payer des salaires bas."

    Avant le long conflit de 1972, six conflits ont rythmé la vie de l'usine, en particulier sur la question des salaires. En février 2022, Hutchinson – qui a racheté le Joint français en 1986 – connaît une nouvelle grève de son personnel, 50 ans jour pour jour après le conflit de 1972… pour obtenir une augmentation de salaire.

  • Ce qu'ils en disent

    "Ma théorie, c'est que les femmes organisaient la solidarité, mais poussaient les hommes en avant. Elles pilotaient la grève en second. Elles dérangeaient un peu l'ordre établi à cette époque." Entretien de février 2022 avec Pierre Fenard, journaliste et initiateur des Bistrots de l'histoire

    "L’usine du Joint Français produit des joints d’étanchéité. Installée dans un cadre urbain, elle se distingue par la faiblesse des salaires versés, le recours massifs aux subventions et une gestion sociale dure".
    Les femmes et l’usine en Bretagne dans les années 1968 : une approche transversale au fil de trois études d’usine (1968-1974)", Vincent Porhel.

    "Chercher les femmes renvoie souvent à un impensé de la masculinité visant à minorer, voire à  invisibiliser la présence féminine."  
    Parcours de femmes en Bretagne dans les années 1968 : retour sur une collecte orale, Vincent Porhel.

    "En 1962, les patrons trouvaient en Bretagne une main d'oeuvre nombreuse, docile et sous-payée."
    Claude Saunier, ancien maire PS de Saint-Brieuc. Ouest-France du 3 avril 2002.

  • Des témoins directs aux Bistrots de l'histoire

    Les Bistrots de l'histoire ont consacré deux sessions à la grève du Joint français, en 2001 au Verdelet et en 2008 au Clemenceau, à Saint-Brieuc. Radio activ' propose un montage des deux émissions en 30 min, avec des témoins directs du conflit.

    Lien vers le podcast