Société

Victimes sous emprise : une toile d’araignée redoutable

hommes_violents

« Elle n’avait qu’à partir avant, pourquoi elle ne l’a pas fait ? » Poser cette question, c’est méconnaître la force de l’emprise qui lie l’agresseur à sa victime. C’est aussi ignorer les nombreux freins au départ sur lesquels butent les victimes.

  • Ces pardons qu’on accorde à son agresseur, Florence Torrollion, psychopraticienne et ancienne victime de violence conjugale, les connaît bien : « Même si la violence plane toujours, on parle d’une histoire d’amour, et on est complètement sous emprise. Quand le conjoint redevient prince charmant, on y croit encore. »

    La psychiatre Liliane Daligand souligne, elle, que si la plupart de ses patientes victimes de violences ne portent pas plainte, c’est « parce qu’elles veulent que leur conjoint soit soigné, parce qu’il faut que les enfants aient un père, parce qu’elles pensent qu’ils vont changer »1. Mais on s’en doute, les agresseurs changent rarement. D’ailleurs, complète la psychiatre Muriel Salmona, « les gens qui sont en position d’agresseurs et de prédation sont souvent de très bons acteurs. Ils soignent leur scénario donc ils peuvent vraiment escroquer n’importe qui. »2

  • « Il m’avait donné l’impression de combler mes brèches les plus profondes »

    Cette relation d’emprise, à savoir la domination intellectuelle ou morale exercée sur quelqu’un, est finement analysée par l’illustratrice Sophie Lambda, dans sa bande dessinée Tant pis pour l’amour, qui revient sur la relation destructrice qu’elle a vécue avec un homme manipulateur, qu’elle nomme Marcus. De débuts idylliques, l’amour vire au cauchemar.

    Après une rupture dévastatrice, la jeune femme est parvenue à mettre le doigt sur ce mécanisme d’emprise qui l’a conduite à la dépression : « Le pouvoir de Marcus est qu’il m’avait donné l’impression de combler mes brèches les plus profondes, mes blessures les plus anciennes 6 », parmi lesquelles elle cite la peur de la solitude, le besoin de plaire, ou encore le besoin de reconnaissance.

  • « Les signaux d’alarme avaient été là dès le début »

    « Ca demande beaucoup de courage de se regarder en face, poursuit Sophie Lambda dans sa BD. Par exemple, c’est pas facile d’admettre que j’ai été flattée, aussi que Marcus me choisisse. Les signaux d’alarme avaient été là dès le début et j’avais fait semblant de ne pas les voir. Mais pour protéger quoi ? On peut reprocher à Marcus de m’avoir fait du mal, certes, mais ces mains bien refermées sur mes yeux, c’étaient les miennes. Est-ce que c’était facile aussi d’admettre que Marcus et moi, en un sens, étions parfaitement complémentaires, et que j’étais, de fait, la victime idéale ? Mais aussi, même inconsciemment, sa complice ? La place qu’il a eue dans ma vie, il n’en a pas forcé l’entrée. Je lui avais ouvert la porte moi-même ».

  • Quand les agresseurs appuient sur les failles

    Odile Nesta-Enzinger, psychologue clinicienne, suit depuis des années des victimes et des auteurs de violences conjugales. Elle peut en attester, la violence vient « du lien qui se tisse dans un couple, des choses qui lient les gens au-delà de ce qu’ils en savent eux-même1 ». Delphine Herrou, ancienne victime de violence conjugale, ne dit pas autre chose, quand elle indique qu’elle avait « un vide affectif suite à la séparation. Ces hommes arrivent à voir quand on a des failles. » « C’est la confrontation du traumatisme de l’un au traumatisme de l’autre qui créé la violence, avance le journaliste Mathieu Palain, qui a suivi un groupe d’hommes violents pendant six mois. Admettons que vous êtes un homme, que vous avez rencontré une femme et qu’un jour celle-ci vous lance : « T’es qu’une merde. » Si vous avez appris à conflictualiser, même si la fille vous plaît énormément, vous allez vous dire, d’où elle vient cette malade. Mais si vous êtes traversé par des failles, vous allez rester, et dans l’interaction violente, les problèmes ne vont pas tarder. 1»

  • Violence_emprise_1
  • 5 à 7 aller-retours avant de réussir à quitter le domicile

    Si ce mécanisme d’emprise pèse dans la difficulté de mettre un terme à la relation, les autres freins au départ sont nombreux. Parmi eux, en premier lieu, le poids de siècles de patriarcat, qui a permis de normaliser les schémas de domination masculine et de soumission féminine, mais également la perspective de devoir laisser partiellement les enfants à l’agresseur quand on en a, la crainte de la sanction à l’encontre de l’auteur, le risque de précarité économique et sociale, ou encore la peur d’un redoublement des violences3, peur fondée quand on sait que 43 % des féminicides ont lieu post-séparation4.

    Ajoutons à ces freins la crainte de devoir affronter l’inconnu alors même que l’on est affaiblie, et la « honte sociale » qui pousse les femmes à taire leur situation, honte plus forte en milieu rural et dans les milieux aisés, et on comprendra mieux pourquoi on estime qu’une victime fait entre 5 et 7 allers-retours7 avant de réussir à quitter définitivement le domicile.

  • Des conséquences dramatiques pour les victimes

    En attendant, les conséquences sur les victimes sont dramatiques3. Conséquences d’abord sur la santé physique : blessures, développement de maladies chroniques, difficultés à prendre soin de soi. Conséquences ensuite sur la santé psychique, entraînant perte de l’estime de soi, culpabilisation, état dépressif ou angoisses, voire conduites à risques.

    Conséquences également sur l’insertion et la vie sociale, car l’isolement construit par l’agresseur peut engendrer des difficultés sociales, et que prendre des décisions au quotidien devient d’autant plus compliqué que l’auteur déploie son contrôle sur tous les actes de la vie quotidienne, comme sur la façon de manger, de s’habiller, d’inviter telle ou telle personne…

    Conséquences enfin sur la situation économique, quand on subit une privation de revenus soit par leur accaparement, soit par le refus de laisser la victime exercer une activité.

    En outre, quel que soit leur âge, les enfants et adolescent·es exposés à la violence conjugale sont des victimes directes, subissant le climat de terreur créé par l'agresseur à travers le déni de la violence, la disqualification de la figure maternelle, la loi du silence. L'enfant vit dans l'instabilité, et la peur que sa mère soit blessée ou tuée et se retrouve dans un conflit de loyauté et de responsabilité par rapport à l'agresseur qui est aussi une figure d'attachement.

  • « Ce n’est pas si grave… ça fait partie de la vie de couple... »

    Dans ces conditions, comment est-il possible de supporter cette violence ? D’où retire t-on la force de rester ? « Les victimes, parce qu’elles savent qu’elles peuvent subir de la violence, vont elles aussi mettre en place des stratégies d’adaptation, essayer de rester dans le cadre du contrôle qu’ils exercent. Elles sont à la fois sous une contrainte, mais qu’elles sont capable justement avec raison de s’adapter au risque, en se demandant ce qu’elles vont bien pouvoir faire pour éviter de subir de la violence5 », résume le sociologue Pierre-Guillaume Prigent.

    Anticiper la violence, préparer le repas à l’heure au risque de se faire humilier, se tenir et s’habiller dans les limites de ce que l’agresseur autorise… « Tant que la victime est sous contrôle, on pourrait croire qu’il ne se passe rien. Mais en fait, c’est ça la violence conjugale au quotidien », poursuit le sociologue.

    Parmi les stratégies de résistance auxquelles les victimes font appel pour mieux supporter leur situation et ainsi limiter les humiliations et les insultes3, on peut retrouver le déni (« Tout va bien... »), la minimisation de la gravité des violences (« Ce n’est pas si grave... »; la banalisation des violences (« ça fait partie de la vie de couple... », ou encore la dissociation, lorsqu’on donne l’impression de ne pas pas être affectée par la situation.

  • La clé : développer une meilleure compréhension des schémas de domination

    Il faut le réaffirmer haut et fort, la violence conjugale, ce n’est pas une fatalité, ni pour les auteurs, ni pour les victimes. Pour Christine Orain-Grovalet, vice-présidente du Département déléguée à l’égalité Femmes-Hommes, la clé, c’est développer une meilleure compréhension des schémas de domination, notamment « pour favoriser une prise de conscience beaucoup plus rapide chez les victimes de ce qui est normal ou pas. »

    Le violentomètre, en cela, est un outil précieux pour identifier ce qui est acceptable ou pas. Car aimer, ce n’est ni se soumettre, ni frapper, ni humilier, ni dominer. « Si une telle situation s’installe, il faut partir. Mais avant cela, il faut tout mettre en place pour partir », martèle Florence Torrollion. Sur tout le territoire, des associations et des dispositifs existent, pour aider les victimes à se sortir de cette spirale destructrice.

  • 1Nos pères, nos frères, nos amis, de Mathieu Palain, éd. Les Arènes, 2023
    2Femmes victimes : elles brisent le silence, documentaire réalisé en 2022 par Investigations et enquête.
    3 Source : Guide sur les violences conjugales à l’usage des élu.es, professionnel.les et bénévoles d’association, Département d’Ille-et-Vilaine
    4 Association Mémoire Traumatique et Victimologie, 2019
    5Violences conjugales, la banalité du mâle, émission de décembre 2022. Podcast Les couilles sur la table, de Binge Audio
    6Tant pis pour l’amour, de Sophie Lambda, éd. Delcourt, 2019
    7 Chiffre Solidarité femmes

Article issu du n°
191
de Côtes d’Armor magazine

Découvrir cette édition

Contacts