Interview

Art Rock et Bobital. L’urgence de refaire la fête

Art Rock, édition 2013. Photo : Thierry jeandot
Art Rock, édition 2013. Photo : Thierry jeandot

Après deux années de crise sanitaire qui ont rebattu les cartes de la fête, de la convivialité et du lâcher-prise, il devient plus que pressant de se retrouver, rire, danser, chanter jusqu’à plus soif, de refaire corps tous ensemble… Entretien sur la fête, ce besoin fondamental, avec les deux directrices depuis 2015 des deux plus gros festivals costarmoricains, Carol Meyer, aux manettes d’Art Rock, et Faustine Vasse, pour Bobital.

  • Pourquoi est-ce important de faire la fête ?

    Carol Meyer : La fête est un besoin fondamental, depuis les débuts de l’histoire. C’est un rite social qui répond à un besoin de transgression, de rassemblement, de pause dans le quotidien. C’est un moment hors du temps, pendant lequel on assiste à une véritable communion sociale, où tout le monde partage, fait société. Je suis convaincue qu’anthropologiquement et sociologiquement, on en a besoin.
    Faustine Vasse : Après deux ans et demi de crise sanitaire, on a une définition du besoin de fête qui est différente, car on n’avait plus connu ces années de privation depuis la guerre.

    Carol Meyer, directrice du festival Art Rock. Photo : Thierry Jeandot
    Carol Meyer, directrice du festival Art Rock. Photo : Thierry Jeandot

    Justement, ressentez-vous un repli sur soi, un élan coupé autour de vous avec la Covid ?

    F. V. : Bénévoles, organisateurs, nous ressentons tous cette difficulté à retrouver de l’élan, même en étant investis. Ces deux années de Covid ont favorisé le temps passé devant les écrans, l’individualisme. Tout ça a mis à mal les contacts humains. On sent bien qu’il est temps de revivre des moments de fête, car elle a un rôle à jouer pour recréer ce sentiment de communauté qu’on a perdu. Tant qu’on n’aura pas vécu de nouveau ces grands moments collectifs, on aura du mal à redémarrer.
    C. M. : En effet les deux dernières années ont laissé des traces, tout le monde est claqué… Si la société est devenue plus divisée, plus violente, plus individualisée après ces deux dernières années, c’est aussi parce qu’on a été privés de cette purgation des passions. Le festival fait société, il est crucial de reprendre ces moments de liesse et ces parenthèses festives où on lâche prise, de recréer cette pause dans le quotidien des gens. On le remarque heureusement, on a aussi une partie du public qui trépigne...

    Faustine Vasse, directrice du festival de Bobital. Photo : Thierry Jeandot
    Faustine Vasse, directrice du festival de Bobital. Photo : Thierry Jeandot

    Vos festivals sont des temps très forts de rassemblements festifs sur les territoires de Saint-Brieuc et Dinan...

    C. M. : En effet… Pendant le festival, on double la population de la ville, avec 100 000 festivaliers. Pendant trois jours, c’est une fête géante qui prend vie, c’est une ville qui se créé dans la ville, dont tout le monde s’empare et que tous les acteurs attendent, les bénévoles, les bars, les partenaires, les fournisseurs, les hôtels… A chaque édition, quand je vois la foule dans les rues de Saint-Brieuc, il n’y a pas eu une fois où je ne me suis pas dis que c’était fou…
    F. V. : Oui c’est fou à chaque fois… Pendant ces deux jours, on a l’impression d’être dans un monde parallèle où la réalité semble ne plus exister. On entre dans un espace-temps différent, qui donne l’impression qu’en richesse de souvenirs et d’émotions on a vécu plusieurs années d’événements !

    Concert de Foals, Art rock 2014. Photo : Thierry Jeandot
    Concert de Foals, Art rock 2014. Photo : Thierry Jeandot

    Qu’est-ce qui explique l’énorme succès public d’Art Rock et Bobital ?

    C.M. : Ce qui caractérise Art Rock depuis presque 40 ans, c’est sa nature urbaine, en cœur de ville, et son aspect pluridisciplinaire. Trois jours d’effervescence artistique, entre les expos, les concerts, les Rock’n’Toques, la danse, les expos, l’art de rue… Et de fait on a un public transgénérationnel, qui a accompagné la transformation de la ville, son histoire, et marqué le territoire. Tout le monde se souvient par exemple de la venue de La Fura Dels Baus ! Ça a vraiment créé des repères culturels chez les gens. Et puis 45 % de notre programmation est gratuite, ce qui amène d’autres publics, des familles qui s’installent au Village l’après-midi…
    F. V. : Dès le départ, nous avons cherché à monter des affiches qui plaisent à un très large public, intergénérationnel, car le festival a été créé sur des valeurs d’ouverture au plus grand nombre. On a la chance que le public soit toujours au rendez-vous, cette reconnaissance nous porte. Nos festivals sont des lieux populaires, qui accueillent toutes les générations.

    La foule du festival de Bobital. Photo : DR
    La foule du festival de Bobital. Photo : DR

    Des coups de cœur sur cette édition ?

    C. M. : Nous sommes très fiers d’accueillir Phoenix, qui nous fait l’honneur d’une première mondiale, ici à Art Rock ! Une référence internationale depuis 20 ans, un son puissant… Pour entamer la fête, il n’y avait pas mieux ! Je citerais également November Ultra, très rigolote, une voix cristalline, à découvrir absolument ! Coup de cœur aussi pour Gwendoline, un duo rennais, deux faux loosers nouvelle génération qui contemplent la vacuité du quotidien. Du rock désabusé, entre La Femme et Fauve.
    F. V. : Je dirais les incontournables Big Flo et Oli, qui nous reviennent après trois ans d’absence, et qui souhaitaient vraiment revenir sur le festival. Une belle preuve de fidélité ! Et puis Emma Peters et Stéphane, deux femmes à la personnalité bien trempée, qui partagent leur quotidien avec beaucoup d’humour. C’est difficile de percer dans la musique quand on est une femme, contribuer à leur apporter de la visibilité est une volonté forte.

    Bigflo & Oli seront présents sur la scène de Bobital, le vendredi 1er juillet. Photo : DR
    Bigflo & Oli seront présents sur la scène de Bobital, le vendredi 1er juillet. Photo : DR

    Un concert marquant, c’est quoi pour vous ?

    C. M. : Pour moi c’est quand je suis tellement happée que je perds la notion du temps, quand je me dis « mais c’est un scandale, il n’a joué qu’un quart d’heure » et que je regarde ma montre et qu’il a joué 1h30... » Je me rappelle du concert d’Orelsan en 2018 par exemple, avec des milliers de personnes qui dansent, un public avec une ferveur incroyable. Ou encore celui de Patti Smith, où j’y étais en tant que spectatrice. Il y avait une pluie torrentielle, tout le monde s’étaient massés les uns contre les autres sous la tente et buvait ses paroles. C’était énorme…
    F. V. : Mais oui, c’est tellement fou de voir le public tenir malgré la pluie ! Dans ces moments-là on a l’impression qu’il se créé une vraie bulle de chaleur humaine, comme un micro-climat qui fait qu’on ne sent plus la pluie ! Donc oui ce qui marque, c’est la cohésion qui se créé entre les artistes et le public, et pas toujours sur des concerts sur lesquels on pourrait s’attendre.. Je me souviens par exemple du concert de Gaëtan Roussel, une ferveur énorme dans le public, qui chantait toutes ces chansons en choeur…

    Photo : Thierry Jeandot
    Photo : Thierry Jeandot

    Qu’est-ce qui vous réjouit dans votre métier ?

    F. V. : C’est un métier de partage, avec une richesse incroyable en terme de relations humaines et de diversité des missions, où on travaille avec énormément de monde, les bénévole, les partenaires…   
    C. M. : Très jeune, je me suis dit que quitte à faire un boulot pendant 40 ans, il valait mieux organiser des fêtes, se faire plaisir à soi et aux autres ! (Rires) Quand on organise des festivals, on est dans la démesure, il y a un énorme plaisir d’offrir quelque chose d’engagé, de marquant. Et puis offrir un festival d’une telle envergure sur un tel territoire est fabuleux. J’éprouve une grande satisfaction aussi de travailler sur un festival qui s’engage sur des enjeux sociétaux. Faire le choix de l’engagement associatif c’est un choix professionnel autant qu’un choix de société.

    Concert de Vald, Art Rock 2018. Photo : Thierry Jeandot
    Concert de Vald, Art Rock 2018. Photo : Thierry Jeandot

    Cette dimension engagée de vos festivals, c'est une volonté forte ?

    C. M . : Depuis quelques années, la dimension engagée du festival s’ancre de plus en plus, à travers les actions sociales que nous mettons en place, l’accueil des publics, notre travail sur le handicap ou sur l’égalité femmes/hommes… A notre niveau, nous contribuons à améliorer la société, à apporter notre petite brique.
    F. V. : Nous avons la chance d’organiser un outil, le festival, en l’élargissant à des questions sociétales. Les festivals sont des vecteurs de communication sur des causes bien plus importants que des campagnes de sensibilisation de ministères !

    En tant que directrices, on peut imaginer que vous ne voyez pas beaucoup de concerts pendant les festivals. Comment vivez-vous ces trois jours ?

    F. V. : On est toujours à courir ! Il y a tout de même souvent juste une petite fenêtre très courte le samedi, où je parviens à profiter de l’instant présent. Et parfois il arrive un moment de grâce où tout se pose, et où on réalise qu’on fait quand même un truc énorme, et que les gens vivent quelque chose de fort un peu grâce à nous.
    C. M . : C’est sûr qu’on est dans un faux lâcher-prise. Quand on ouvre les portes, il y a toujours ce sentiment de grande satisfaction de se dire qu’on y est arrivés, et à partir de là le festival ne nous appartient plus, on ne maîtrise plus grand-chose…Il appartient aux festivaliers, qui arrivent pour faire la fête, déguisés, heureux, qui rigolent, qui courent… Et nous on n’a plus qu’à se mettre dans les coulisses et d’ajuster ce qui doit l’être… On est là pour offrir le festival au public.

     

     

Article issu du n°
186
de Côtes d’Armor magazine

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