Histoire

Grève au Joint français. Julia Le Louarn, ancienne ouvrière, témoigne

13 avril 1972, Saint-Brieuc. Pendant toute la durée du conflit, des comités de soutien très actifs se sont mobilisés (©Elie Kagan / « Collection La contemporaine » LC_KAG_05329N_A20A)
13 avril 1972, Saint-Brieuc. Pendant toute la durée du conflit, des comités de soutien très actifs se sont mobilisés (©Elie Kagan / « Collection La contemporaine » LC_KAG_05329N_A20A)

Julia Le Louarn, qui habite Ploufragan, a fait presque toute sa carrière au Joint français où elle est entrée en 1968, l'année de ses 25 ans. Elle reprend le travail après son congé maternel, juste avant la grande grève du printemps 1972.

  • "J'ai 79 ans et je suis originaire de Plessala. Je suis montée à Paris à presque 18 ans. J'ai d'abord été bonne à tout faire dans un petit commerce d'épicerie charcuterie pendant 6 mois. Puis j'ai fait les marchés pendant 4 ans, et du ménage en plus. Lorsque je me suis mariée avec un Breton rencontré à Paris, mon mari ne voulait pas que je travaille aussi les week-ends. Alors je suis rentrée à Kléber Colombes [NDLR. fabrication de bottes]. C'est là que j'ai fait mai 68 ! Mais mes anciens employeurs avaient vraiment besoin de quelqu'un. Du coup, j'ai repris les marchés le week-end ! Puis mon mari a eu des soucis de santé et a dû changer de métier. Il a fait une formation de plombier-chauffagiste à Langueux. Comme la production de Kléber Colombes devait être décentralisée à Châtellerault, ils m'ont proposé le Joint français à Saint-Brieuc. J'ai accepté et j'y suis restée jusqu'à ma retraite, en 1999. Toute cette vie parisienne nous a dégourdis, mon mari et moi. Elle nous a ouvert l'esprit.

  • Jusqu'à 120 décibels dans l'atelier

    "Alors que je suis embauchée au Joint français en 1968, je tombe enceinte. Et une nouvelle fois lorsque j'ai repris le travail 3 ans plus tard. J'ai fait grève, mais enceinte, moins investie c'est sûr. A l'époque j'étais opératrice de fabrication. Je faisais du moulage de pièces qui chauffaient à haute température. Beaucoup de chaleur, de bruit… J'ai eu des problèmes d'audition jeune à cause du bruit qui pouvait facilement grimper à 120 décibels* ! J'ai aussi fait du boudinage, qui était pénible et sale. Mais il y avait une bonne ambiance parmi le personnel. Des gens bossaient très dur. Un jour, j'ai dit à mon chef : "Y'en a marre, vous êtes toujours après nous pour nous pousser, nous pousser…". Il m'a répondu : "Oui c'est vrai, mais je peux compter sur vous, pas sur elles !"

    "Ce qui m'a mise en colère avec beaucoup d'autres, c'est la pénibilité du travail, et nos syndicats qui revenaient toujours bredouilles de chez le patron, qui n'obtenaient jamais rien. Les femmes ont sans doute lancé la machine de la grève. Peut-être parce qu'elles étaient plus nombreuses. La crainte de perdre son emploi était forte, même à cette époque. Pas si facile de partir en grève !

    * Le seuil de risque pour l'audition est de 80 décibels.
    Julia Le Louarn (capture d'écran)
    Julia Le Louarn (capture d'écran)

    L'illustration ci-dessus provient d'une capture d'écran de la vidéo « Julia Le Louarn, salariée au Joint Français » de l’encyclopédie numérique Bécédia

  • Une sacrée ambiance… mais aussi beaucoup de colère

    "On a d'abord débrayé deux fois par équipe. On "cassait" le travail en arrêtant les machines dont certaines mettaient une heure à se remettre en route. Toutes les femmes ont suivi à la grève, même celles qui avaient des difficultés financières. On y a laissé des plumes vous savez ! On peut dire que nous avons été énormément aidés, par les agriculteurs par exemple. On avait des bons d'achat et j'étais gênée de les présenter chez les commerçants. Et je n'étais pas la seule !

    "Il y avait une sacrée ambiance… mais aussi beaucoup de colère. Les patrons du Joint à Saint-Brieuc n'avaient aucun pouvoir. Nous avons obtenu ce que nous demandions en 1972. Mais le combat était loin d'être terminé.

  • La solidarité, se serrer les coudes, c'est le plus important

    "Des grèves, il y en a eu d'autres, par exemple en 1980. Cette année-là, je suis entrée à la CFDT. C'était ma troisième journée en une : mère de famille, opératrice au Joint, syndicaliste. C'est sûr, je suis un peu cassée de partout. Mais vous savez, la solidarité, se serrer les coudes, c'est le plus important. Je ne regrette rien, absolument rien. Et puis, je peux dire que j'ai un peu de fierté aussi pour ce que nous sommes parvenus à faire au Joint !".